Joël Roche & compagnie : la gravure à la fête
Qu’est-ce que la gravure ? C’est l’art de tracer par incision à la surface d’une matière quelconque des caractères, des ornements ou des figures. Par extension, le terme s’applique également au résultat obtenu par l’impression du matériau gravé encré sur une feuille, généralement de papier. On obtiendra, selon les procédés utilisés, une gravure sur bois (xylographie, bois gravé), une gravure sur métal (burin, eau-forte, taille-douce), une gravure sur linoléum (linogravure), une gravure sur pierre (lithographie : dans ce cas, le matériau n’est pas « gravé », à proprement parler). Pour la gravure en creux, les outils principaux du graveur sont le burin (petite barre soit carrée, soit en losange, d’acier trempé, dont le bec est taillé en biseau et forme la pointe d’un angle coupant), le polissoir-brunissoir, qui atténue et referme la taille ou brunit légèrement le fond de la plaque, et le grattoir-ébauchoir, qui sert à couper les barbes le long de la taille. En quelque sorte, on peut suggérer que, dans cette aventure créative qu’est la gravure, l’esquif (petite embarcation) est le burin, l’océan le cuivre et le navigateur, le graveur. On le sait, la gravure, qui était à l’origine un simple procédé de reproduction, est devenue très rapidement un moyen de création qui a fasciné les plus grands. De Dürer à Baselitz, en passant par Cranach, Titien, Goya, Daumier, Gauguin, Picasso ou encore Dalí, on ne compte plus les grands artistes qui se sont confrontés à cette technique, dont on trouve déjà des traces à l’époque préhistorique, pour ouvrir le champ des possibles de l’art. Joël Roche, graveur contemporain né en 1939 à Clermont-Ferrand, raconte : « le burin crisse aigre sur le cuivre, j’aime entendre le son inaudible au bout du doigt pousser un trait, chaque millimètre est à l’aventure. L’eau se referme derrière l’étrave du navire, la terre se referme derrière le soc de la charrue, le cuivre reste ouvert derrière le bec du burin. Trace nette, prête à accueillir l’encre fluide, je sais à chaque fois que la moindre pression sera un gris, un gris, un gris, ou un autre gris, tailles entrecroisées jusqu’au noir profond. »
Pour sa deuxième exposition collective, après celle sur l’art aborigène en janvier 2012, la galerie L’Echaudé offre ses cimaises au taille-doucier Joël Roche, Grand prix de Rome de Gravure, ainsi qu’à une douzaine de graveurs contemporains français et internationaux qui sont, pour la plupart, passés par son atelier parisien du 13e arrondissement afin d’apprendre les techniques de la gravure. Ils ont pour nom : Akiko Nishio, diplômée des Beaux-Arts de Kyoto Saga ; Jack Brisset, artiste graveur ; J Dann, musicienne de formation ;José Luis Giambroni, dessinateur-graveur ; Jeanine Gillot Berthet, diplômée des Beaux-Arts de Dijon et de Paris ; Joëlle Judikaël, formée aux Beaux-Arts et à l’ICART ; Ruveyda Koyuncu, diplômée des Beaux-Arts à l’Université de Marmara (Istanbul, Turquie) ; Emma Mathoulin, comédienne de profession ayant été formée pendant deux ans à « L’œil du silence » dirigée par Anne Sicco ; Ito Miyako, praticienne nipponne à la Cité Internationale des Arts de Paris ; Nathalie Rodriguez, formée aux Beaux-Arts de Lyon (Section Gravure) et enseignante à l’Ecole des Beaux-Arts de Toulon ; Mika Shibu, diplômée des Beaux-Arts au Japon ;Marc Valantin, graveur, dessinateur et photographe, sociétaire de la fondation Taylor ; Verso Roche et Nicole Guézou, toutes deux médaillées de bronze au Salon des Artistes Français en 2012.
Tous sont des passionnés de gravure, qu’elle soit au burin, à la pointe sèche, à l’eau forte ou à la manière noire, et de… Joël Roche. Celui-ci, voyageur infatigable aux faux-airs de Gandhi, ausculte depuis des décennies le réel, notamment les êtres et les objets, qu’ils soient animés ou inanimés. Avec un geste sûr, multipliant les courbes gourmandes et les lignes brisées, il réunit dans ses gravures, mixant blanc immaculé et noir dantesque, des choses et êtres qu’il aime ad libitum isoler, séparer, cloisonner, juxtaposer, diversifier. En provoquant volontiers les rencontres les plus incongrues et la réunion des contraires, si chère à Baudelaire, Roche se fait l’héritier du Comte de Lautréamont qui avait célébré dans ses Chants de Maldoror (1869) « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Pour Roche, à n’en pas douter, la plaque de cuivre sur laquelle il grave est une table de dissection où il laisse libre cours à son imagination débridée ; « Et au bout de la plaque c’est la grande aventure », précise Marc Valantin. On ne saurait mieux dire ! Ses compositions surréalistes où l’on rencontre, parmi des agencements grouillants ou des plages blanches de solitude, des insectes envahissants, des minéraux foisonnants, des végétaux chevelus, des échiquiers, des polyèdres ainsi que des prismes-femmes, répondent parfaitement à la définition du surréalisme donnée par l’historien de l’art René Passeron (in Histoire de la peinture surréaliste, 1968) : « La fusion du réel et de l’imaginaire. » Quand on interroge Joël Roche pour comprendre pourquoi il accorde une telle importance à la nature [son atelier au même titre que son œuvre gravé est truffé de références (affiches, livres, BD…) au monde animal], l’artiste, l’œil malicieux, précise : « Tout ce qui est de l’ordre du vivant sollicite mon attention. Les insectes ? Les chats ? C’est vrai, c’est récurrent dans mon univers. Et il y a toujours deux chats qui traînent dans mon atelier. De plus, j’ai toujours aimé l’entomologie. J’ai même un temps failli travailler, comme illustrateur, au Muséum national d’Histoire naturelle. Mais c’était trop astreignant. J’aime inventer, j’aime trop rajouter une patte ! »
D’imagination, les « élèves » de Joël Roche, ou plutôt compagnons de route, n’en manquent pas non plus. L’ouverture des possibilités qu’offre la gravure, technique des plus lentes, leur permet, en alternant réflexion et évasion, de graver leurs souvenirs propres et de faire cohabiter au sein de leurs œuvres l’ultra-local et l’universel, l’intime et l’extime. Pour Emma Mathoulin, qui réalise des paysages fouillés pouvant s’apparenter à des fragments d’organes, « le choix de la pointe sèche est lié à un besoin très concret d’être en contact direct avec la matière. Creuser, gratter, frotter, tracer… travailler les gestes justes… Chercher des matières, des paysages, comme des petites cartographies de l’intime. Jouer de l’infiniment grand dans l’infiniment petit. Se raconter des histoires dans les lignes… ». De son côté, Ito Miyako, qui montre souvent de jeunes filles évanescentes aux formes corporelles fusionnant avec la nature, précise : « Comme la vie qui, par le sillon d’une ride, laisse une trace sur un visage pour raconter l’histoire du temps qui passe, je pose une empreinte, à jamais gravée dans la matière, en témoignage de mon inspiration. L’encre, en parcourant les stries, achève d’exprimer l’émotion. » Tous ces graveurs, passés entre les mains de Joël Roche, semblent ne pas seulement avoir reçu des leçons de gravure mais aussi, et surtout, une leçon de vie ; leur savoir-faire s’accompagnant d’un savoir-être. Sans se faire un sang d’encre, mais tout de même inquiets de constater combien notre monde actuel est de plus en plus phagocyté par l’individualisme outrancier et la violence exacerbée, ils sont animés par le désir d’être en harmonie avec le cosmos : leurs gravures seraient un tremplin, et une persistance de la mémoire, pour « parler de l’inconscient et de l’invisible qui nous relie tous » (Ruveyda Koyuncu), et Nathalie Rodriguez de préciser : « La gravure, au même titre que la peinture et le dessin, convoque les mains ; cet "outil" qui fait notre humanité. Elles sont de plus en plus présentes dans mon travail et mises en parallèle avec la notion d’"impression textile", de "motif". "Métissage" est un langage où se mêlent et se croisent les fils de diverses cultures et, de ce fait, les liens entre les êtres. »
Liens, métissages, mémoires, rencontres, cultures diverses : on comprend mieux pourquoi tous évoquent, lorsqu’ils parlent avec ferveur et respect de leur enseignant-plasticien Joël Roche, le philosophe et homme politique indien Gandhi (1869-1948), apôtre mythique de la non-violence et de la tolérance. Par-delà la ressemblance physique entre les deux hommes, Roche partage, avec celui qui libéra 350 millions d’indiens de la dépendance britannique, la volonté chevillée au corps d’opposer à la violence du temps présent une jovialité désarmante. Aimant transmettre son savoir et partager avec les autres, ce graveur possède la vertu cardinale de suggérer sans discourir. Face au fracas des turbulences contemporaines, il préfère faire silence et, aux injonctions des agitateurs va-t-en-guerre, il leur oppose une sérénité de Mahâtma (« grande âme »). Manifestement, dans nos vies quotidiennes bien souvent chamboulées par le désordre du monde, l’art, lorsqu’il permet, au-delà de l’émotion transmise, d’atteindre une élévation spirituelle, est une activité ô combien salutaire pour l’espèce humaine. Joël Roche l’a bien compris, et ses anciens élèves aussi.
Vincent Delaury